- VILLE (urbanisme et architecture)
- VILLE (urbanisme et architecture)IL EST COMMUN d’identifier, ne serait-ce que par le vocabulaire (urbs, urbain, urbanité), ville et civilisation; les mots conduisent aussi à assimiler la ville et l’organisation politique, comme l’exprime le double sens de «cité». La tradition des utopies urbaines associe le projet de dispositif territorial et le projet de société. Toutefois, on peut s’interroger sur la pertinence d’une notion qui s’étend à des civilisations et à des sociétés si différentes, dans le temps et dans l’espace. L’ambiguïté de «cité» provient sans doute d’une tradition culturelle, d’une histoire propre au monde méditerranéen. D’autre part, existe-t-il quelque trait commun entre les premiers indices, recherchés dans la protohistoire, et les mégalopoles du XXe siècle finissant?La définition classique des villes, celle que l’on trouve dans les dictionnaires du XVIIIe et du XIXe siècle, est purement descriptive: «Assemblage d’un grand nombre d’habitations disposées par rues» (Larousse du XIXe siècle ). Si l’on mentionne aussi l’enceinte, c’est la définition donnée par l’Encyclopédie . Cette description n’est pas sans contenu; elle évoque à la fois l’accumulation des hommes et son corollaire: la proximité spatiale, le rôle prééminent de l’habitat, l’existence d’un dispositif autour duquel s’ordonnent l’habitat, les rues ou l’espace public. Mais pourquoi la ville? Si l’on résume les essais de théorie des villes, tous convergent vers la notion de centralité. La ville assure, avec la meilleure efficacité, par son existence et sa localisation, la rencontre et l’échange entre les hommes. Mais l’on voit tout de suite ce que cette théorie, même fondée sur le langage des économistes ou les considérations d’accessibilité et de seuil de clientèle, conserve de général. Car la rencontre et l’échange n’appartiennent pas au seul domaine des richesses matérielles et ne s’organisent pas nécessairement à partir des seules décisions d’acteurs individuels.La ville ne peut être ainsi considérée que sous les aspects d’une forme , dont le contenu peut varier. Les fonctions réelles (religion, politique, culture, marché, travail productif) se hiérarchisent ou se combinent de manière différente selon les exigences et les attentes de chaque société. Les mécanismes, jeu des pouvoirs et des acteurs, règles du jeu, sont également soumis à cette contingence historique. L’analyse passe donc de la forme aux processus sociaux, de la ville à l’urbanisation.Si les formes et les fonctions urbaines sont le produit de l’histoire, on peut imaginer un début et une fin des villes. La condition nécessaire, à l’origine, est l’existence d’un surplus qui permette d’entretenir la population et les activités urbaines dans leurs exigences élémentaires (nourriture) ou «superflues». L’abolition de la ville ou plutôt de la distinction entre villes et campagnes, considérée comme la première manifestation de la division du travail, est à l’horizon de la pensée utopique ou de la pensée marxiste. Le couple ville-campagne ne tend-il pas à disparaître dans les sociétés industrielles, sous le double effet de l’expansion urbaine et de la diffusion des modes de vie urbains dans l’ensemble social? Urbanisation généralisée, «rurbanisation», urbanisation des campagnes évoquent bien, d’une manière qui exige toutefois un examen critique, cet effacement.Il est donc possible de construire des schémas évolutifs qui subordonnent aux caractères généraux des sociétés ou aux lois de leur développement les traits et l’ampleur du phénomène urbain. Dans le cas le plus simple, on oppose les villes des sociétés pré-industrielles, qui ne regroupent qu’une part restreinte de la population totale et affirment la prédominance du politique et du religieux, aux villes des sociétés industrielles, majoritaires et fondées essentiellement sur l’activité économique. Halbwachs lui-même souligne la rupture introduite par l’industrialisation et le capitalisme au XIXe siècle: «Ainsi s’expliquerait donc, par un développement économique intensifié, la formation de ces villes immenses.» Trois risques découlent néanmoins de ces schémas. Le premier est de construire des modèles universels correspondant à des types trop généraux de société, types qui ne tiendraient compte ni des spécificités internes ni de l’environnement. Le deuxième risque est de construire un schéma évolutif, nécessaire pour tous les pays du monde: les étapes de l’urbanisation suggèrent, de ce point de vue, autant de critiques que les étapes de la croissance. Le troisième risque est de fondre totalement les caractères de l’urbanisation et ceux de la société, bref, de dissoudre, quitte à le subordonner au mode de production ou à tout autre facteur dominant, l’objet propre de l’étude, la ville.Les problèmes spécifiques de la ville sont de deux ordres. D’une part, la ville est un ensemble d’agencements matériels, que l’on considère la localisation des unités urbaines dans un territoire déterminé ou l’organisation interne de chacune d’elles. D’autre part, la ville ne se réduit pas à une collection d’objets urbains, ni même à une combinaison de fonctions. Elle abrite une population, dotée de certains caractères sociaux, ethniques, démographiques; elle est une collectivité ou une somme de collectivités. Or, il est évident que ni le dispositif écologique ni la géographie ne rendent compte, à eux seuls, de la composition et des conduites des habitants. Ce déterminisme exclu, c’est bien la relation entre agencements matériels d’un côté, structure et représentation de l’autre qui est en question.La ville, en effet, ne peut être enfermée dans ses propres limites, ces limites seraient-elles parfaitement dessinées comme ce fut le cas au Moyen Âge ou encore à l’époque classique. Elle est située dans un système de relations à plus ou moins grande distance, reçoit ou exporte des flux d’hommes, de marchandises, de capitaux ou d’idées. De la ville de terroir contrôlant une étroite contrée rurale aux grandes cités commerciales ou aux capitales, ces mouvements expriment la vitalité et éventuellement le pouvoir ou les pouvoirs qu’elles exercent et qui ne sont pas tous de nature politique. Encore convient-il de ne pas «naturaliser» à l’excès le phénomène urbain. La ville est un lieu, non un acteur. Ce sont les sociétés urbaines, localisées, qui sont ou non capables d’entretenir ces flux, de les accroître ou de les renouveler, et non la situation ou la position de la ville, que celle-ci soit définie dans la langue des géographes ou dans celle de l’économie spatiale. À tout le moins, à l’intérieur de cette armature urbaine et des réseaux multiples qui en unissent les éléments, faut-il distinguer le fonctionnement et l’origine: les créations urbaines, si l’on exclut certaines villes pionnières, peuvent être dotées d’une capacité étonnante de résistance par rapport aux changements de nature des activités ou des flux.Toutefois, la diffusion récente du mode de vie urbain, la multiplicité des formes d’habitat intermédiaire – de la banlieue au rural non farm des pays anglo-saxons –, l’étalement des migrations quotidiennes de travailleurs et des aires de loisir s’attaquent au principe même de l’opposition entre villes et campagnes. Le modèle d’un réseau hiérarchisé de villes et de bourgs y perd son fondement. Au sommet, les grands systèmes de décision paraissent échapper à des milieux strictement localisés. Ainsi, les villes ne peuvent plus être étudiées comme des points dans un espace; elles sont, elles-mêmes, des espaces, à l’intérieur desquels s’opèrent entre fonctions et groupes sociaux, à une échelle nouvelle, la division et l’appropriation du sol. La ville y perd, sans doute, une part de son individualité et l’habitant le sentiment de son appartenance.Ce constat reporte, néanmoins, l’intérêt sur les agencements matériels et sociaux, les représentations qui font la ville – ville classique, agglomération ou mégalopole. Projection de la société sur l’espace? Il est évident que les rapports sociaux – et notamment dans les sociétés industrielles – ne sont pas d’essence territoriale. Mais, entre la société et les formes urbaines, le reflet n’est pas immédiat, ni le résultat d’un mécanisme simple. Le sol n’est pas table rase: il est déjà caractérisé par une morphologie, un usage, des contacts, une certaine valeur sociale, qu’il faut reproduire ou changer. La construction physique de la ville est une opération qui a ses règles, ses acteurs, son économie et son idéologie. En second lieu, ce n’est pas une société déjà constituée qui se projetterait comme après coup: la répartition territoriale, le modelage du cadre sont contemporains de la constitution des groupes sociaux, des relations ou des conflits qui les modifient. La ville n’est pas image passive: elle est lieu de déroulement, elle rapproche ou sépare, sert de mémoire ou de référence. C’est bien à travers les paysages urbains que se composent, à partir d’un jeu inextricable de décisions individuelles, de trajectoires et de politiques, les formes lisibles d’une société.Existe-t-il pour autant un mode de vie urbain? De fortes critiques ont été prononcées contre l’idée que les caractères écologiques – la densité, l’hétérogénéité ou même la mobilité – suffiraient à définir et plus encore à imposer une culture. La ville est autant lieu de différences et de formulations des différences que d’homogénéité. L’opposition entre culture urbaine (orientée vers les relations secondaires, l’association ou la rencontre informelle, plus que vers les relations primaires du type familial, par exemple) et communauté est à nuancer sérieusement. Il apparaît très risqué d’établir une échelle unique de ce mode de vie. À l’inverse, la ville crée des conditions et des situations originales: mobilité et hétérogénéité, si elles ne suffisent pas à caractériser les groupes sociaux, modifient les rapports entre proximité physique et distance sociale. Le territorial prend un autre sens, comme l’indique l’ambiguïté de la notion de voisinage. Contrôle social et liberté s’y composent de manière instable. Sans doute, la crise urbaine actuelle traduit-elle, à travers les difficultés du système de décision collectif, les illusions de l’urbanisme, l’évocation nostalgique de la ville médiévale ou de la communauté, une tension particulière entre condition urbaine (aux effets fort inégaux selon les groupes sociaux) et attentes sociales et culturelles.
Encyclopédie Universelle. 2012.